Plafonds de verre et planchers collants

Les féministes ne l’ont sans doute pas voulu, mais leurs victoires ont eu un effet secondaire indésirable : creuser les inégalités entre les femmes elles-mêmes. Tandis que tout en haut de l’échelle sociale, certaines atteignent des sommets autrefois inimaginables – exemple récent avec Sophie Wilmès (MR) nommée Première ministre –, d’autres, bien plus nombreuses, se débattent sur un « plancher collant » dans des vies de plus en plus précaires.

Nous vous partageons un article du Magazine Axelle écrit par Irène Kaufer.

« Collaboratrices, osez réussir ! » C’ est un titre d’une opinion publiée dans le journal économique l’Echo. Même si les interlocutrices ne se disent pas féministes, on y trouve tous les ingrédients d’un « féminisme libéral » : la conviction que désormais, les femmes doivent avoir accès à tous les postes à responsabilités, mais aussi que cela dépend d’elles, individuellement, de savoir surmonter les divers obstacles pour « oser » briser le fameux « plafond de verre ».

Certains de ces obstacles ne seraient d’ailleurs qu’érigés par elles-mêmes, car on trouve toujours « des raisons pour ne pas se lancer et rester dans son fauteuil », selon les termes de Françoise Raes, membre fondatrice et présidente de Women on Board, association créée il y a 10 ans pour promouvoir l’accession de femmes aux postes de direction des entreprises belges. Les enfants et la répartition toujours aussi inégale des tâches ménagères et parentales ne sauraient servir d’excuses. Dans le même article Laurie Pilo, directrice générale d’une société de consultance, enfonce le clou : « Aujourd’hui en Belgique, on a plein d’exemples de femmes qui ont des emplois avec de très grosses responsabilités et qui sont mères de famille. » Elle oublie cependant d’ajouter que cette possibilité existe parce que d’autres femmes, moins favorisées, souvent migrantes, sont là pour assurer le quotidien, se charger des tâches qui leur sont déléguées par ces femmes aux « très grosses responsabilités » (car même si elles ne s’en chargent plus elles-mêmes, ce sont toujours les femmes qui « délèguent »).

Il est probable que sans le mouvement féministe, la plupart de ces femmes n’auraient jamais pu grimper aussi haut. Mais parallèlement, le sort de celles qui rendent possible la conciliation entre maternité et « grosses responsabilités », lui, ne s’est guère amélioré.

« À jeu égal, salaire égal » ?

C’est même là que le féminisme a connu le plus d’avancées : en haut de l’échelle. La parité sur les listes électorales, les quotas dans les conseils d’administration des grandes entreprises, l’accès à des métiers prestigieux (qui perdent d’ailleurs de leur prestige à mesure qu’ils se féminisent), ou plus récemment encore la visibilisation croissante du sport féminin… Entre Kathrine Switzer, coureuse allemande bousculée par des hommes parce qu’elle voulait participer au marathon de Boston en 1967 et la retransmission télévisée de la Coupe du Monde féminine de foot en juin dernier, on peut dire qu’il y a eu une sacrée évolution.

Le foot, justement, parlons-en : cette Coupe du Monde féminine a été l’occasion non seulement de montrer que les femmes aussi savent manier un ballon, mais également de révéler le fossé abyssal qui sépare leurs revenus de ceux des hommes. La Norvégienne Ada Hegerberg, première à recevoir le Ballon d’or féminin en 2018, a refusé de jouer avec sa sélection nationale pour dénoncer le manque de considération de sa Fédération pour le football féminin.

Et l’Américaine Megan Rapinoe, meilleure joueuse du tournoi et Ballon d’or féminin en 2019, a également profité de sa visibilité pour dénoncer les inégalités entre femmes et hommes dans le monde du foot.

« À jeu égal, salaire égal ! », auraient-elles pu s’exclamer, et mobiliser les féministes derrière elles. Sérieux… ? On voudrait vraiment que les femmes aient les mêmes salaires déraisonnables (un joueur comme Cristiano Ronaldo gagne 1 euro par seconde selon Planetoscope, même quand il dort, ce qui lui fait 86.400 euros… par jour), qu’elles soient vendues (pardon, transférées) pour des dizaines de millions de dollars, qu’elles servent de support publicitaire à des marques qui salivent déjà à l’idée d’augmenter encore leur visibilité et leurs parts de marché ?

On peut élargir la question aux PDG qui, sans atteindre ces sommets, ont quand même des revenus qui ne cessent de grimper tandis que ceux des simples salarié·es stagnent, sans même compter les avantages divers et autres parachutes dorés. S’il est vrai que les femmes les mieux payées le sont souvent moins que leurs collègues masculins au même niveau. Et plus les préjugés peuvent peser dans la détermination d’un salaire. et qu’il s’agit d’une injustice à combattre, fait-on vraiment ainsi progresser le sort des femmes, de toutes les femmes ?

« L’égalité dans la domination » ?

Dans leur manifeste Féminisme pour les 99 %, Nancy Fraser, Cinzia Arruzza et Tithi Bhattacharya prennent l’exemple de Sheryl Sandberg, numéro 2 chez Facebook. Son féminisme – qu’elle déploie dans son livre Lean in, en français : En avant toutes. Les femmes, le travail et le pouvoir – défend une sorte de « méritocratie » pour faire émerger les « meilleures », pour arriver à ce que les autrices appellent joliment « l’égalité dans la domination ». Tout ce que les hommes ont – et surtout certains hommes, les plus puissants –, les femmes doivent l’obtenir aussi, sans s’interroger sur le contenu réel de cet objectif. Des femmes à la tête des armées (même colonisatrices), des femmes dans les conseils d’administration des multinationales (même celles qui « rationalisent » et « dégraissent » à tour de bras), des femmes à la tête de gouvernements (fussent-ils autoritaires)… Dans cette vision, l’égalité ne met jamais en cause un système qui, justement, crée les inégalités de genre, de classe, d’origine, et se nourrit d’elles.

Tandis que certaines arrivent à se hisser à des hauteurs autrefois inimaginables, les autres continuent à se dépatouiller tout en bas dans des conditions qui ont plutôt tendance à se dégrader.

On pourrait penser que ce n’est là qu’une étape, que l’émancipation des femmes commence par le haut pour redescendre ensuite au profit de toutes, par une sorte de miraculeux « ruissellement ». Mais ce n’est pas ce que l’on peut constater : tandis que certaines arrivent à se hisser à des hauteurs autrefois inimaginables, les autres continuent à se dépatouiller tout en bas dans des conditions qui ont plutôt tendance à se dégrader. Celles-là ne peuvent compter que sur leurs propres forces et leurs luttes sont peu soutenues ou relayées par un féminisme plus privilégié ou institutionnel. Combien de parlementaires, prêt·es à monter à la tribune pour défendre l’égalité, se soucient des conditions de travail de celles qui nettoient les bureaux ou l’hémicycle qui accueille leurs beaux discours ?

Un féminisme moins plafonnant

Ce n’est pas un hasard si le « plafond de verre » est devenu un terme beaucoup plus familier que le « plancher collant », celui où restent scotchées tant de femmes, dans des métiers peu valorisés, mal rémunérés, aux horaires atypiques et aux conditions de travail pénibles. Sans compter toutes celles qui doivent vivre d’allocations insuffisantes, parfois avec des enfants à leur seule charge. La pauvreté touche encore davantage les femmes que les hommes, et l’évolution ne leur est guère favorable. N’est-ce pas là l’un des chantiers essentiels d’un féminisme un peu moins « plafonnant » ?

Quant à ces femmes qui ont « osé réussir », il ne faut pas trop compter sur elles dans ce combat : il est peu probable de voir des privilégié·es lutter contre leurs privilèges, surtout s’ils ont été durement acquis. Et la réussite des unes se nourrit aussi, il faut bien l’admettre, de l’exploitation des autres.

Il ne s’agit donc pas seulement de deux stratégies différentes, mais qui seraient complémentaires. Comme l’expriment les autrices du Féminisme pour les 99 % : « Nous n’avons aucun intérêt à briser le plafond de verre si l’immense majorité des femmes continuent d’en nettoyer les éclats. »

(source : Par Irene Kaufer, Axelle Magazine, Hors-série N°225-226, Janvier-février 2020, p. 31-33 • – https://www.axellemag.be/les-eclats-du-plafond-de-verre/ )